9 Octobre 2015
— Je ne savais rien de son quotidien ici. Rien de ses cours. Rien de ses colocataires. J’ignorais qu’elle avait recueilli deux chatons malades et les avait soignés pour mieux les abandonner. Qu’elle fréquentait les bars de Seattle, qu’elle y avait des copains, qu’elle s’éprenait de types qui lui brisaient le cœur. Moi, sa supposée confidente, j’étais dans le noir complet. Parce qu’elle ne m’en avait pas soufflé mot. Comme elle m’a dissimulé que son existence était une intolérable souffrance. Je ne me doutais de rien.
Une sorte de rire étranglé m’échappe. Je pressens que si je ne fais pas très attention, je ne vais pas avoir envie d’entendre ce qui va suivre. Ni moi ni personne d’ailleurs.
— Est-il concevable de louper tant d’éléments de la vie de sa meilleure amie ? Même si elle les camoufle, on devrait les deviner, non ? Comment a-t-on pu l’imaginer belle, formidable et magique alors qu’elle allait tellement mal qu’elle s’est sentie obligée d’absorber un poison qui a privé ses cellules de leur oxygène jusqu’à ce que son cœur n’ait d’autre choix que de cesser de battre ? Alors, s’il vous plaît, ne me demandez pas de parler de Meg. Parce que je suis foutrement mal placée pour le faire.
A ce stade, je ne doute plus que Ben va m'annoncer qu'il a changé d'avis et que sa proposition n'était qu'une façon de se venger de mon mail à propos de son tee-shirt. Mais non. Quand je pousse la porte de la gare, il murmure :
- Prends soin de toi, Cody.
Tout à coup, j'ai mal d'abandonner les chatons. La perspective de regagner mon trou m'afflige. J'ai beau vouloir mettre un maximum de distance entre Ben McCallister et moi, à présent que ce voeu se réalise, je me rends compte que partager mon fardeau avec quelqu'un a été une délivrance.
- Ouais. Toi aussi. Que la vie te soit douce.
- Houps ! Désolée.
- Pas de souci, m'apaise-t-il avec un sourire.
- J'ai bavé ?
- Je garderais le secret, promis.
Là, il se marre franchement.
- Qu'y a-t-il de si drôle ?
- Tu viens de rompre ton serment de ne jamais dormir près de moi.
- Techniquement, je riposte en m'écartant, je l'ai rompu cette nuit, puisque nous avons partagé le même toit. Considère que tu gagnes un point, Ben.
Qu'attends-tu de moi, Cody ? Certaines phrases peuvent avoir tant de significations différentes. Cette question est susceptible de receler l'exaspération, l'agacement, la culpabilité, la reddition.
- Je vote pour la distance.
Un instant, ses yeux se posent sur moi avant de se défiler à nouveau. Comme si j'avais répondu correctement.
- D'accord. Tout ce que tu voudras.
C'est toi que je veux. Je veux me rallonger sur le lit et qu'il m'enlace. Je sais que ce n'est pas comme ça que ça fonctionne, cependant. Quand on couche avec le barman, c'en est fini des tournées gratuites. Tricia m'a enseigné cet axiome. Meg aussi. Ben lui-même également. Après tout, il ne m'a jamais caché sa nature.
- Il faut que je rentre chez moi, je reprends.
- C'était entendu non ? répond t-il en pliant un tee-shirt.
- Tout de suite.
Dès que j'entends sa voix, ma gorge se serre.
- Qu'est-ce qui t'arrive ? s'enquiert-elle.
- M'man ?
- Où es-tu, Cody ?
Je perçois son anxiété. Parce que je ne l'appelle jamais maman.
- Il faut que je rentre.
- Es-tu blessé ?
- Non. Mais je dois revenir. Immédiatement.
- Où es-tu ?
- Laughlin.
- Où c'est, ce trou ?
- Au Nevada. S'il te plaît... je veux rentrer à la maison.
Je suis à deux doigts de craquer.
- D'accord, chérie. Ne pleure pas. Je vais arranger ça. Laughlin. Accroche-toi, Cody. Je gère. N'éteins pas ton portable.
- Je t'aime, Cody. Je me rends bien compte que c'est compliqué et foutrement tordu. La mort de Meg est une catastrophe, une gâchis sans nom. Il n'empêche, je ne veux pas te perdre à cause des circonstances merdiques dans lesquelles je t'ai rencontrée.